vendredi 9 novembre 2012

BUTOH: chronique d'un mouvement thérapeutique.



Tatsumi Hijikata


Quelle étrange danse japonaise que le Butoh.
Voilà déjà presque deux mois que Nourrit Masson-Sékiné nous ouvre la porte d'un univers énigmatique, lointain, marque d'un pays et d'une culture si différente de nos traditions occidentales.
Tanizaki dans son merveilleux traité esthétique Eloge de l'ombre nous livrait d'une manière délicate sa vision sur la question du beau et le paradoxe qu'il pouvait s'en dégager entre l'Europe et l'Asie, l'Orient et l'Occident. Deux continents si différents dans leur approche philosophique et traditionnelle. Le Japon reste un pays attaché à ses valeurs et ses coutumes. Il tire sa délicatesse dans le développement d'une ombre naturelle, loin de l'artificialité de l'Europe qui baigne dans une lumière presque clinique, symbole d'un continent effrayé par ce rapport à la terre, aux ténèbres, à la mort.
Cet article aura pour but non pas de vous donner la définition du Butoh (je n'écrirais pas un article de plus qu'on noiera dans la sphère numérique non non !) mais plutôt de vous livrer ma vision, mes ressentis personnels face à cette danse si peu connu de l'univers chorégraphique occidental.

Mais comment enseigner le Butoh, danse japonaise, à un public occidental ? Comment un mouvement d'avant-garde japonais peu-il être enseigné en occident ? Peut-on seulement l'enseigner ? Le transmettre ?


En assistant au festival Butoh Off organisé à Strasbourg du 6 au 11 novembre 2012 j'ai pu approcher d'une manière beaucoup plus directe et « pratique » l'univers chorégraphique de cette danse.
Avant d'assister aux ateliers et aux performances j'étais incapable de définir le concept du Butoh. Je dois même avouer, d'une manière un peu plus grossière, que je n'y comprenais rien ! Cela restait à mes yeux, une danse incompréhensible voir même effrayante tant mes yeux n'étaient pas habitués à voir ce genre de mouvements. Il est difficile d'expliquer par des mots, du point de vu théorique la volonté et la manière d'enseigner le Butoh car l'enseignement est très différent de notre système européen.

Natsu Nakajima


L'atelier de Natsu Nakajima m'a fasciné puisque j'ai pu constater une toute autre façon de transmettre un savoir.
Pour aborder le Butoh, cette prestigieuse danseuse japonaise ouvre son atelier par l'exercice du Katsugen, enseignement d'une pratique énergétique ayant pour but de détendre le corps et de le vider de toute tension de stress à travers des mouvements à caractère thérapeutique (massages, exercices de respiration...) Avez-vous déjà vu un professeur de danse vous demander de faire des cercles avec votre bassin jusqu'à provoquer des bâillements ? Il y a de quoi être surpris aux premiers abords !
Le but de cet exercice n'est pas de faire de grands mouvements car le mouvement émerge tout seul, avec l'action. Son but est avant tout de détendre le corps. Si ce dernier est trop tendu, le mouvement n'émerge pas. Comme un masseur, on cherche à dénouer les nœuds pour diluer l'énergie au fond de soi. Il ne faut jamais résister au mouvement qui émerge tout comme il ne faut pas mettre de force et de tension dans le corps.
Tout est dans la spontanéité, rien ne se programme, rien ne s'imite car chaque mouvement est unique et provient de son propre intérieur.


Au début il est assez impressionnant d'assister à ce genre d'exercices. Et je pense que si quelqu'un se retrouvait par hasard devant une performance de Butoh, il y aurait de fortes chances qu'il prenne les danseurs pour des fous (ni voyez aucune critique ou discours péjoratif mais une simple constatation de cerveau occidental ! ) : des mouvements incohérents, des gestes non-contrôlés, des cris.,, Qu'il est rare de laisser aller le corps avec tant de liberté !
Natsu Nakajima, pendant son atelier, expliqua une chose d'ailleurs qui me marqua. «  N'enseignez pas cela à des gens psychologiquement instables, à des schizophrènes car cela pourrait réveiller en eux une folie profonde. »
Il est vrai que je ne conseille pas non plus à quelqu'un atteins de schizophrénie (et qui doit passer sa vie à maîtriser son corps et sa pensée) de s'adonner à cette pratique qui pousse à faire tout le contraire et à sortir de soi toutes les tensions intérieurs.

Je pense qu'il est vraiment difficile d'expliquer en quoi consiste le Butoh mais ce que j'ai pu constater c'est le travail réalisé autour de la souplesse et de l'appropriation de chaque petit espace. Le moindre mouvement devient espace. Ici ce n'est plus la pensée qui agit sur le corps mais incontestablement le corps qui agit sur la pensée.
Le Butoh implique différentes parties du corps sans manière hiérarchique. Aucun geste n'est contrôlé et pourtant tout est relié. Quand on danse avec les mains, celles-ci sont reliées aux bras qui sont reliés au torse et ainsi de suite. Le reste du corps ne peut donc pas exister en tant que fragment même si le corps ne bouge pas comme une unité.

Je pense qu'il est difficile d'enseigner le Butoh aux occidentaux car il met en application toute une tradition et une culture philosophique dont les européens n'ont pas été nourrit.
Par exemple dans le continent occidental la danse et la musique sont considérés comme jumeaux c'est à dire que la danse suit toujours la musique comme étant la base, le point de départ.
Au XX ème siècle l'essence de la musique est la mélodie donc la danse se transforme en mouvement (pendant que le théâtre est, de son côté, action).
Au Japon on accorde énormément d'importance au chant et à la voix. La danse suit le chant et devient action.
La danse du Butoh devient alors un lien entre le corps et les mots contrairement à l'Europe qui tisse le lien entre la musique et le corps (arrivez-vous toujours à suivre?)
D'une manière plus claire on peut dire qu'en occident les danseurs ne s'arrêtent jamais de danser, ils sont dans la quête d'un mouvement perpétuel et harmonieux. Il n'y a pas de brisure, de temps d'arrêt alors qu'en Orient, au contraire, on mise beaucoup sur l'importance de ces pauses et de ces temps d'arrêt.

Comme a pu nous l'expliquer Natsu Nakajima, il y a eu deux grands maîtres de Butoh : Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno. Ces deux hommes ont été les précurseurs de cette danse et ont enseigné, chacun des deux, cet art de manière totalement différente.
Hijikata est parti sur l'idée qu'il n'était pas nécessaire d'avoir été danseur dans de grandes écoles ou même d'avoir quelconque base ou technique de danse (classique ou contemporaine) pour vivre le Butoh.


Tatsumi Hijikata

Pour conclure mon ressentis je dirais qu'il semblerait que toute la philosophie du Butoh réside autour de cette pensée.
Comment enseigner cette danse quand bien même son propre précurseur ne pouvait la définir ? Je ne pense pas qu'on puisse poser précisément une définition ni même expliquer par des mots la technique de cette danse si avant-gardiste.
Le Butoh est la philosophie du corps, une manière non pas de penser, mais de confronter son état intérieur à ses propres mouvements. Ici il ne s'agit pas d'imiter, de recopier mais de s'émanciper. Chaque performance devient unique et porte au regard de l'autre la profondeur de son soi intérieur.
Pour définir le Butoh, n'attardez pas vos yeux dans les pavés théoriques mais posez votre regard sur le réel et venez vivre l'expérience unique et personnelle, d'une danse incomparable qui caresse par de nombreux fragments, la découverte ultime du fondement de soi.


Pour ceux qui seraient intéressés sachez que le festival  s'étend jusqu'à dimanche au Hall des Chars!


Vidéo performance Butoh: attention ça surprend!


Calamity J.