Tatsumi Hijikata |
Quelle étrange danse japonaise que le
Butoh.
Voilà déjà presque deux mois que
Nourrit Masson-Sékiné nous ouvre la porte d'un univers énigmatique,
lointain, marque d'un pays et d'une culture si différente de nos
traditions occidentales.
Tanizaki dans son merveilleux traité
esthétique Eloge de l'ombre nous livrait d'une manière délicate sa
vision sur la question du beau et le paradoxe qu'il pouvait s'en
dégager entre l'Europe et l'Asie, l'Orient et l'Occident. Deux
continents si différents dans leur approche philosophique et
traditionnelle. Le Japon reste un pays attaché à ses valeurs et ses
coutumes. Il tire sa délicatesse dans le développement d'une ombre
naturelle, loin de l'artificialité de l'Europe qui baigne dans une
lumière presque clinique, symbole d'un continent effrayé par ce
rapport à la terre, aux ténèbres, à la mort.
Cet article aura pour but non pas de
vous donner la définition du Butoh (je n'écrirais pas un article de
plus qu'on noiera dans la sphère numérique non non !) mais
plutôt de vous livrer ma vision, mes ressentis personnels face à
cette danse si peu connu de l'univers chorégraphique occidental.
Mais comment enseigner le Butoh, danse
japonaise, à un public occidental ? Comment un mouvement
d'avant-garde japonais peu-il être enseigné en occident ?
Peut-on seulement l'enseigner ? Le transmettre ?
En assistant au festival Butoh
Off organisé à Strasbourg du 6 au 11 novembre 2012 j'ai pu
approcher d'une manière beaucoup plus directe et « pratique »
l'univers chorégraphique de cette danse.
Avant d'assister aux ateliers et aux
performances j'étais incapable de définir le concept du Butoh. Je
dois même avouer, d'une manière un peu plus grossière, que je n'y
comprenais rien ! Cela restait à mes yeux, une danse
incompréhensible voir même effrayante tant mes yeux n'étaient pas
habitués à voir ce genre de mouvements. Il est difficile
d'expliquer par des mots, du point de vu théorique la volonté et la
manière d'enseigner le Butoh car l'enseignement est très
différent de notre système européen.
Natsu Nakajima |
L'atelier de Natsu Nakajima m'a
fasciné puisque j'ai pu constater une toute autre façon de
transmettre un savoir.
Pour aborder le Butoh, cette
prestigieuse danseuse japonaise ouvre son atelier par l'exercice du
Katsugen, enseignement d'une pratique énergétique ayant pour but de
détendre le corps et de le vider de toute tension de stress à
travers des mouvements à caractère thérapeutique (massages,
exercices de respiration...) Avez-vous déjà vu un professeur de
danse vous demander de faire des cercles avec votre bassin jusqu'à
provoquer des bâillements ? Il y a de quoi être surpris aux
premiers abords !
Le but de cet exercice n'est pas de
faire de grands mouvements car le mouvement émerge tout seul, avec
l'action. Son but est avant tout de détendre le corps. Si ce dernier
est trop tendu, le mouvement n'émerge pas. Comme un masseur, on
cherche à dénouer les nœuds pour diluer l'énergie au fond de soi.
Il ne faut jamais résister au mouvement qui émerge tout comme il ne
faut pas mettre de force et de tension dans le corps.
Tout est dans la spontanéité, rien ne
se programme, rien ne s'imite car chaque mouvement est unique et
provient de son propre intérieur.
Au début il est assez impressionnant
d'assister à ce genre d'exercices. Et je pense que si quelqu'un se
retrouvait par hasard devant une performance de Butoh, il y aurait de
fortes chances qu'il prenne les danseurs pour des fous (ni voyez
aucune critique ou discours péjoratif mais une simple constatation
de cerveau occidental ! ) : des mouvements incohérents,
des gestes non-contrôlés, des cris.,, Qu'il est rare de laisser
aller le corps avec tant de liberté !
Natsu Nakajima, pendant son atelier,
expliqua une chose d'ailleurs qui me marqua. « N'enseignez
pas cela à des gens psychologiquement instables, à des
schizophrènes car cela pourrait réveiller en eux une folie
profonde. »
Il est vrai que je ne conseille pas non
plus à quelqu'un atteins de schizophrénie (et qui doit passer sa
vie à maîtriser son corps et sa pensée) de s'adonner à cette
pratique qui pousse à faire tout le contraire et à sortir de soi
toutes les tensions intérieurs.
Je pense qu'il est vraiment difficile
d'expliquer en quoi consiste le Butoh mais ce que j'ai pu constater
c'est le travail réalisé autour de la souplesse et de
l'appropriation de chaque petit espace. Le moindre mouvement devient
espace. Ici ce n'est plus la pensée qui agit sur le corps mais
incontestablement le corps qui agit sur la pensée.
Le Butoh implique différentes parties
du corps sans manière hiérarchique. Aucun geste n'est contrôlé et
pourtant tout est relié. Quand on danse avec les mains, celles-ci
sont reliées aux bras qui sont reliés au torse et ainsi de suite.
Le reste du corps ne peut donc pas exister en tant que fragment même
si le corps ne bouge pas comme une unité.
Je pense qu'il est difficile
d'enseigner le Butoh aux occidentaux car il met en application toute
une tradition et une culture philosophique dont les européens n'ont
pas été nourrit.
Par exemple dans le continent
occidental la danse et la musique sont considérés comme jumeaux
c'est à dire que la danse suit toujours la musique comme étant la
base, le point de départ.
Au XX ème siècle l'essence de la
musique est la mélodie donc la danse se transforme en mouvement
(pendant que le théâtre est, de son côté, action).
Au Japon on accorde énormément
d'importance au chant et à la voix. La danse suit le chant et
devient action.
La danse du Butoh devient alors un lien
entre le corps et les mots contrairement à l'Europe qui tisse le
lien entre la musique et le corps (arrivez-vous toujours à suivre?)
D'une manière plus claire on peut dire
qu'en occident les danseurs ne s'arrêtent jamais de danser, ils sont
dans la quête d'un mouvement perpétuel et harmonieux. Il n'y a pas
de brisure, de temps d'arrêt alors qu'en Orient, au contraire, on
mise beaucoup sur l'importance de ces pauses et de ces temps d'arrêt.
Comme a pu nous l'expliquer Natsu
Nakajima, il y a eu deux grands maîtres de Butoh : Tatsumi
Hijikata et Kazuo Ohno. Ces deux hommes ont été les
précurseurs de cette danse et ont enseigné, chacun des deux, cet
art de manière totalement différente.
Hijikata est parti sur l'idée qu'il
n'était pas nécessaire d'avoir été danseur dans de grandes écoles
ou même d'avoir quelconque base ou technique de danse (classique ou
contemporaine) pour vivre le Butoh.
Tatsumi Hijikata |
Pour conclure mon ressentis je dirais
qu'il semblerait que toute la philosophie du Butoh réside autour de
cette pensée.
Comment enseigner cette danse quand
bien même son propre précurseur ne pouvait la définir ? Je ne
pense pas qu'on puisse poser précisément une définition ni même
expliquer par des mots la technique de cette danse si avant-gardiste.
Le Butoh est la philosophie du corps,
une manière non pas de penser, mais de confronter son état
intérieur à ses propres mouvements. Ici il ne s'agit pas d'imiter,
de recopier mais de s'émanciper. Chaque performance devient unique
et porte au regard de l'autre la profondeur de son soi intérieur.
Pour définir le Butoh, n'attardez pas
vos yeux dans les pavés théoriques mais posez votre regard sur le
réel et venez vivre l'expérience unique et personnelle, d'une danse
incomparable qui caresse par de nombreux fragments, la découverte ultime
du fondement de soi.
Pour ceux qui seraient intéressés sachez que le festival s'étend jusqu'à dimanche au Hall des Chars!
Vidéo performance Butoh: attention ça surprend!
Calamity J.
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